Associations en période Covid19 : de la nécessité de repenser son modèle économique

Les derniers mois qui précèdent vraisemblablement l’arrivée d’une sortie de crise sanitaire doivent être l’occasion pour les associations d’interroger leur modèle socio-économique.

 

Bien plus qu’un processus de diversification des ressources, le fait d’interroger leur modèle socio-économique[1] impose désormais aux institutions sans but lucratif (ISBL) – à l’instar des associations, fondations et fonds de dotation – de repenser la globalité de la « chaîne de valeurs » qu’elles se proposent non seulement de produire, mais également de porter collectivement dans un monde en pleine mutation.

 

1/ VERS UN MODÈLE « SOCIO-ÉCONOMIQUE » ASSOCIATIF ?

Bien connu du monde capitaliste traditionnel, le concept de modèle « économique » s’est longtemps limité à définir un mode de développement optimisé des « revenus » de l’entreprise. Or, pour certains[2], cette approche restrictive du concept doit être dépassée pour être mieux à même d’appréhender le fait qu’une entreprise – peu importe son statut juridique – « crée, délivre et capture de la valeur ». Pour d’autres[3], il s’agit d’aller plus loin en proposant une nouvelle définition du concept lui- même : « Le modèle économique est la description pour une entreprise des mécanismes lui permettant de créer de la valeur à travers : la proposition de valeurs faite à ses clients (soit, dans un contexte associatif, ses publics cibles, bénéficiaires, usagers, membres) ; son architecture de valeur ; et de capter cette valeur pour la transformer en profits. »

Adaptée au contexte de sortie de crise, cette définition nous invite également à tenir compte de l’originalité de la démarche entrepreneuriale proposée par les ISBL[4] et les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS)[5] en général, en ce que ces organisations tendent prioritairement – du moins jusqu’à la fin de la crise sanitaire compte tenu des nombreuses situations d’urgence qu’elle génère[6] – à « satisfaire un besoin qui n’est pas pris en compte par le marché ou qui l’est de façon peu satisfaisante »[7]. Toutefois, si cette nouvelle définition encourage la vocation naturelle des ISBL dans la résolution de problématiques sociales, elle alerte également sur les risques d’«isomorphisme institutionnel»[8] auxquels ces organismes sont régulièrement exposés, ce « virus mortel » ayant en effet quasi automatiquement pour conséquence d’entraîner une banalisation de leur action et, par contrecoup, une moindre efficacité de leur part en termes de réalisations collectives.

Dès lors, parler de modèles « socio-économiques » à propos d’ISBL ou d’entreprises de l’ESS apparaît d’autant plus pertinent que cette nouvelle approche proposée permet de mieux cerner les particularismes de ces modes d’entreprendre – but non lucratif[9] ou lucrativité limitée –, mais aussi et surtout de prendre conscience de l’importance des forces d’innovation et de transformation[10] qui, actuellement, regorgent au sein de ces organismes « socialement intéressés »[11].

 

2) FAIRE ÉVOLUER SON MODÈLE SOCIO-ÉCONOMIQUE ASSOCIATIF ?

L’évolution des modèles socio-économiques des ISBL doit progressivement conduire ces organismes vers un mode de fonctionnement optimal – alliant performance économique et utilité sociale – tout en leur permettant de mieux identifier les différentes étapes pour y parvenir. Cette problématique n’est donc pas quelque chose à résoudre « une bonne fois pour toutes », mais doit au contraire demeurer en permanence « au cœur de la réflexion et de la vie »[12] de ces structures, cela afin de préserver la cohérence des projets qu’elles se proposent de porter, de trouver les moyens nécessaires à leur réalisation et d’organiser les activités susceptibles d’en découler.

 

POURQUOI ?

Les raisons pour lesquelles les ISBL sont amenées à faire évoluer leur modèle socio- économique sont multiples et variées. Elles peuvent également être très différentes en fonction de leur degré de maturité ou de développement.

 

  • Réagir et évoluer

Faire évoluer son modèle socio-économique doit en effet demeurer une exigence constante, notamment en raison des contraintes nouvelles régulièrement imposées par les financeurs – publics et/ou privés – et de la volonté des ISBL de s’y conformer, ou pas.

Pour certaines d’entre elles, il s’agira de faire face à une évolution des financements accordés et, pour d’autres, de s’adapter à une modification de leurs conditions d’attribution. En effet, il n’est pas rare qu’une association ou une fondation s’interroge sur la poursuite d’une activité lorsqu’elle n’est plus financée et la question de sa dépendance à une ressource spécifique peut se poser dès lors que ce financement vient à faire défaut.

Confrontées à la raréfaction des subventions publiques[13], les ISBL sont de plus en plus nombreuses à adopter un modèle socio-économique intégrant un principe d’hybridation des sources de financement, notamment en vue d’éviter que la perte de l’une d’entre elles ne leur soit fatale. Ainsi, s’adapter aux évolutions constantes de leur environnement, répondre à des besoins sociaux – non ou mal satisfaits – émergeant dans leur territoire (préservation de l’environnement, emploi, culture, lutte contre la pauvreté etc.), ou encore perfectionner leur gouvernance[14] sont autant de raisons pour lesquelles il est important pour les ISBL de revisiter régulièrement leur modèle socio-économique. Par conséquent, si la question du choix du modèle socio-économique se pose dès leur création (quel projet ? quelle forme juridique ? quelles ressources induites ?), cette problématique demeurera en pointillé tout au long de leur processus de développement, les obligeant constamment à anticiper les éléments de contexte interne et externe susceptibles d’impacter la poursuite des objectifs qu’elles s’assignent.

In fine, il s’agira principalement de résoudre dans la durée l’équation budgétaire liée à des évolutions endogènes (en lien avec les membres, la dynamique interne, le climat social) et exogènes (en lien notamment avec l’évolution des logiques institutionnelles, sociologiques, culturelles, environnementales) afin de permettre aux ISBL de conserver leur efficience économique et, par conséquent, de renforcer leur impact en matière de prise en charge de besoins ou d’enjeux sociaux non ou mal régulés.

 

  • Se renforcer et se développer

Vouloir faire évoluer son modèle socio- économique relève de la responsabilité de chaque ISBL. Pour celles qui le souhaitent, il s’agira de développer leur impact sur le plan qualitatif et quantitatif en améliorant la portée de leur action (efficacité de la prise en charge), mais aussi en augmentant leur nombre (démultiplication de la prise en charge, essaimage). Or, là encore, compte tenu de la nature spécifique de ces « nouveaux » modes d’entreprendre[15], il appartiendra aux ISBL de renforcer leur organisation matérielle et humaine afin de disposer de plus de moyens pour élaborer (quoi et pour qui ?) et produire (comment ?) cette « chaîne de valeurs » (utilité sociale, intérêt général, utilité publique[16]) qui, dès lors, se présente comme l’élément central de leur modèle socio-économique. À ce stade du développement, les ISBL devront en outre savoir identifier les ressources, activités et partenaires clés qui leur permettront de créer cette plus-value ajoutée, source d’innovation et de transformation sociale[17].

 

COMMENT ?

Faire évoluer son modèle socio-économique suppose de préserver « l’équilibre de la maison »[18] et, ainsi, de pérenniser son ISBL dans la durée par la réponse apportée en continu à cette question : comment optimiser les flux de revenus (produits) et la structure de coûts (charges) ?

Or, s’agissant précisément des ISBL, cette question nécessite de tenir compte de la spécificité de leur mode d’intervention économique : parce qu’elles ont vocation à satisfaire des besoins sociaux – ou environnementaux –, une grande partie de leurs ressources (25 %) demeure encore issue de contributions publiques directes (subvention) et indirectes (exonération, franchise) si l’on y intègre les ressources liées au mécénat (5 %)[19]. Pour une large part, les modèles socio-économiques des ISBL devront donc principalement reposer sur un projet et des moyens d’action clairement identifiés, mais également sur une organisation légale et statutaire en adéquation parfaite avec les contraintes fiscales en découlant – précisément pour sanctuariser les 25 % de budget des ISBL visées ci-dessus. Il s’agira donc pour les ISBL d’acquérir une parfaite maîtrise de leur projet associatif et, bien entendu, des capacités juridiques et financières induites par ce projet – notamment en termes de mobilisation des ressources publiques et privées possibles – afin d’envisager une optimisation de leur régime fiscal[20]. Autrement dit, pour continuer à bénéficier de cette « manne financière » d’origine publique souvent incontournable, il est important pour les ISBL – à l’exception des fonds de dotation[21] – de préserver leurs capacités d’innovation sociale[22] par la formulation d’une offre de services ou de biens[23] qui se différencie de celles d’ores et déjà existantes sur le marché concurrentiel – selon les critères de différenciation : utilité sociale[24] ou intérêt général[25] – et le respect d’un certain nombre d’autres obligations fiscales spécifiques telles que la gestion désintéressée[26] et la non-lucrativité[27].

Dès lors, pour une ISBL, trouver le bon modèle socio-économique s’apparente à un véritable exercice d’équilibriste au quotidien, ce qui, dans un contexte de sortie de crise aux contours incertains, n’est pas chose aisée.

Au niveau de chaque structure, cela requiert une expertise précise (hybridation des ressources monétaires et non monétaires) et une agilité certaine, en particulier lorsque l’optimisation du modèle socio-économique nécessitera de s’adosser à des organisations complexes[28] (coopération, mutualisation, voire fusion, création de fonds de dotation[29]) ou d’engager une restructuration profonde (sectorisation ou filialisation[30], transformation). Au niveau du secteur, cela nécessite de collaborer activement avec les instances représentatives du monde associatif et de l’ESS (Le Mouvement associatif, ESS France, etc.) pour que ces modèles socio-économiques vertueux puissent « incarner le monde d’après et l’économie de demain »[31].

Colas AMBLARD, docteur en droit, avocat associé

NPS consulting avocats

 

En savoir plus : 

 

 
1 Sur les modèles socio-économiques associatifs, v. en dernier lieu dossier « Modèles socio-économiques – Action… réaction ! », JA 2020, no 623, p. 15.
2 V. not. A. Osterwalder, Y. Pigneur, Business model nouvelle génération – Un guide pour visionnaires, révolutionnaires et challengers, Pearson, 2011.
3 B. Moingeon, L. Lehmann-Ortega, (Ré)inventez votre business model – Avec l’approche Odyssée 3.14, 2e éd., Dunod, 2017.
4 Pour les associations, v. C. Amblard, La Gouvernance des entreprises associatives, Juris éditions – Dalloz, coll. « Hors-série », août 2019.
5 L. n° 2014-856 du 31 juill. 2014, JO du 1er août, art. 1er et 2.
6 Oxfam France, « Inégalités et pauvreté en France : les voyants au rouge », janv. 2021.
7 BOFiP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20 du 7 juin 2020, § 590, JA 2020, n° 613, p. 37, étude C. Amblard in dossier « Gouvernance – Un je(u) collectif ».
8 P.J. DiMaggio, W.W. Powell, « The Iron Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Fields », American Sociological Review, vol. 48, n° 2, 1983, p. 147-160 ; v. égal. B. Enjolras, « Associations et isomorphisme institutionnel », Recma 1996, n° 261.
9 C. Amblard, « But non lucratif : un concept incontournable encore mal maîtrisé par les associations », www.institut-isbl.fr, 26 juill. 2020.
10 C. Amblard, « “Après” Covid-19 : l’économie sociale et solidaire prête à relever le défi du changement ! » www.institut-isbl.fr, 27 avr. 2020.
11 C. Amblard, La Gouvernance des entreprises associatives, préc., p. 194 et s.
12 Coordination Sud, « Faire évoluer le modèle économique de son ONG – Pourquoi et comment ? », juin 2020, JA 2020, n° 626, p. 9, obs. S. Sprungard.
13 Entre 2005 et 2017, les subventions sont passées en moyenne de 34 % à 20 % dans les budgets associatifs ; V. Tchernonog, L. Prouteau, Le Paysage associatif français – Mesures et évolutions, 3e éd., Juris éditions – Dalloz, coll. « Hors-série », mai 2019.
14 J. Tronchon, « Moderniser la gouvernance des acteurs de l’ESS : l’exemple des SIAE », www.institut-isbl.fr, 20 avr. 2020.
15 JA 2018, n° 582, p. 35, étude C. Amblard.
16 JA 2016, n° 546, p. 24, étude. C. Amblard.
17 JA 2019, no 607, p. 12.
18 Le Rameau, « Appropriation de la diversité des modèles économiques – Savoir articuler vision, action, gestion », 7e webinaire du cycle annuel, 15 avr. 2021.
19 V. Tchernonog, L. Prouteau, Le Paysage asso- ciatif français – Mesures et évolutions, préc
20 JA 2020, n° 625, p. 36, étude. C. Amblard.
21 L. n° 2008-776 du 4 août 2008, art. 140, III, al. 3.
22 JA 2020, no 613, p. 37, étude. C. Amblard.
23 Entre 2005 et 2017, les recettes d’activité sont passées en moyenne de 49 % à 66 % dans les budgets associatifs ; V. Tchernonog, L. Prouteau, Le Paysage associatif français – Mesures et évolutions, préc.
24 OFIP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20 du 7 juin 2017,§590à620.
25 CGI, art. 200 et 238 bis.
26 BOFIP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20, préc., § 50 à 510.
27 Ibid., § 520 à 760.
28 A 2015, n° 525, p. 37, étude. C. Amblard.
29 C. Amblard, Fonds de dotation : une révolution dans le monde des institutions sans but lucratif, Wolters Kluwer, coll. « Lamy Axe Droit », 2e éd., 2015.
30 JA 2021, n° 640, p. 33, étude C. Amblard.
31 J. Saddier, tribune « ESS France : “Pour que les jours d’après soient les jours heureux !” », 4 mai 2020.